par Arthur Gordon Pym » 05 Juin 2020, 13:48
Le copinage entre le critique et l'artiste n'est pas le seul facteur qui influe sur l'impartialité du jugement émis dans un article à paraître dans une revue spécialisée. C'est contre ce manque d'impartialité que Lester Bangs, critique rock nord américain des années 1970 ( 14 décembre 1948 – 30 avril 1982), a lutté en permanence, sans vraiment pouvoir y changer quoi que ce soit.
En effet, on a facilement tendance à faire de la critique un métadiscours se rapportant à une production ou à un événement et ayant pour but de la/le juger à partir de critères prédéterminés. L’œuvre de Lester Bangs, offre une autre perspective. En s’opposant dans ses critiques à l’institutionnalisation du rock, que celle-ci passe par des chroniques policées de disques ou par l’industrialisation massive des productions rock, Bangs exemplifie une compréhension de l’exercice critique comme œuvre devant produire les mêmes effets que les objets sur lesquels elle s’applique. Pratiquée par Lester Bangs, la critique rock n’est pas un métadiscours qui, institutionnalisé comme discipline, gommerait les aspérités du phénomène rock, mais un discours ayant son fonctionnement propre et constituant ainsi une part de ce phénomène.
En réaction à cette institutionnalisation, il a pu utiliser comme style de rédaction l'insulte et l'invective envers des "stars" reconnues comme telles :
Sur Lou Reed :
"Ego ? Ce n’est peut être pas le plus grand mot du xxe siècle, mais c’est à coup sûr le poison qui court dans les veines de chaque pop star. […] Lou Reed est un pervers complètement dépravé, un pathétique nain mortifère et tout ce que vous voudrez penser qu’il est. Par dessus tout cela, c’est un menteur, un talent gâché, un artiste toujours entre deux marées, un mercanti qui vend sa propre chair […]."
Sur Paul McCartney :
"Citez-moi une superstar des sixties qui ne soit pas devenue un zombie. […] Paul McCartney fait de charmants fonds sonores pour boutiques branchées, bien résolu à se montrer aussi insignifiant que les Carpenters, ce qui en soi pourrait être aussi bien une réaction aux excès opposés de John [Lennon] qu’un simple cas de vacuité absolue."
On retrouve dans nombre d’articles de Bangs ces violentes invectives faites à des artistes mythifiés par la critique universitaire. L’effet est double. Tout d’abord, cela permet de lutter contre la starification des musiciens rock qui, d’Elvis Presley à Rod Stewart en passant par John Lennon et Lou Reed, tendent à devenir des « héros culturels », selon l’expression de Bangs. Starification qui rejoint l’institutionnalisation, puisque ces modes de vie héroïsés sont objectivés dans un mouvement qui réduit l’alternatif à un idéal inaccessible. Insulter les musiciens, c’est montrer par la caricature qu’il n’y a pas plus de déférence à avoir pour eux que pour n’importe quelle autre personne. Ensuite, ce décalage, d’une part par rapport à la critique universitaire, d’autre part par rapport à la mythification des stars du rock, produit chez le lecteur non un simple effet didactique – effet produit par la critique universitaire – ou un simple effet de fascination pour les artistes dépeints – effet produit par la critique people – mais un effet à la fois esthétique et éthique.
Bangs stigmatise en outre l’industrialisation de la critique rock. Entendons le fait qu’elle devient, au début des années soixante-dix, un organe de publicité des maisons de disques qui, de fait, les financent. Il en résulte selon lui un appauvrissement du contenu des critiques, qui deviennent peu à peu très policées. On songe aux chroniques de magazines culturels comme Télérama ou Les Inrockuptibles, dont les critiques, entendues et prévisibles, ornent les pochettes de disques ou les affiches de cinéma. Par exemple : « Le film de l’année » (Télérama). C’est dans cette optique que l’on peut comprendre le départ de Bangs du magazine Rolling Stone pour intégrer le comité de rédaction de Creem.
Rolling Stone fut fondé en 1967 à San Francisco. Il constitue le premier véhicule important de la critique rock en appliquant à la « contre-culture » naissante une analyse pointilleuse. Cependant, ce magazine devient peu à peu, au début des années soixante, un organe de publicité dévoué aux maisons de disques qui le financent. Las des concessions faites par Rolling Stone à l’industrie du disque et à l’objectivation universitaire du rock, Bangs accepte, en 1970, la proposition de Dave Marsh, alors président de Creem, de devenir rédacteur en chef adjoint du magazine.
Creem était basé à Détroit, où se développait une scène rock conséquente associée à un violent mouvement de contre-culture. John Sinclair, leader de l’underground de Détroit, avait ainsi réuni, au début de l’année 1967, divers artistes contestataires en vue de fonder un mouvement dévoué à la révolution culturelle.
Condensé d'un article de Anthony MANICKI pour la revue des sciences humaines.
Une compilation d'articles de Lester Bangs a été publiée dans (Psychotic Reactions and Carburetor Dung), traduit en français en 1996 sous le titre Psychotic reactions & autres carburateurs flingués.
Doctus cum libro.