par Arthur Gordon Pym » 23 Nov 2018, 20:51
Première écoute.
"La voix d'Alain Bashung, profonde et grave, intense et gorgée de vécu, mais parfois aussi plus fragile, est ici traitée en majesté. C'était leur volonté à toutes les deux, Chloé Mons la veuve d'Alain Bashung et Edith Fambuena, la productrice. "On est parties avec Edith sur l'idée de rester au plus près de la matière. Or la matière, la plupart du temps, c'était sa voix", se souvient Chloé Mons. "Et puis l'histoire du disque c'était quand même de lui redonner sa voix."
Edith Fambuena avoue avoir eu "des moments difficiles" en découvrant des sanglots dans la voix d'Alain. On les perçoit très nettement sur "Les arcanes", écrit et composé par Arman Méliès et sur "Seul le chien", écrit et composé par Dominique A. Sur cette dernière, particulièrement poignante, les paroles semblent aussi prémonitoires que sur le premier single "Immortels", signé lui aussi Dominique A et écarté de "Bleu Pétrole" au dernier moment par pudeur.
"C'est la dernière étoile
Que je vois s'allumer
C'est le dernier soupir
Que je m'entends pousser
Qu'on me porte qu'on m'installe
(...) Que je voie défiler
Un à un ces visages
Pour qui j'aurai compté"
("Seul le Chien")
Si la seconde partie de l'album est un peu plombée, "En amont" reste pourtant étonnamment lumineux. Edith Fambuena s'est raconté des histoires de Cadillac, de grands espaces et de Johnny Cash. Elle a redéfini le décor du difficile "Les rêves de vétéran" composé par Arman Méliès sur un texte d'un auteur inconnu, ajoutant un harmonica et donnant des accents western à cette complainte d'un vétéran du Vietnam rongé par la culpabilité. "J'ai ôté tout le lyrisme de la première version", se souvient-elle, "je me suis dit c'est Martin Sheen dans Apocalypse Now."
Sur "Elle me dit les mêmes mots", un texte de Daniel Darc, elle a "mis du vent dans ses cheveux". Sur "Ma peau va te plaîre" (texte de Joseph d'Anvers), dans lequel il incarne une prostituée, elle a injecté du Gene Vincent, héros des 15 ans de Bashung. Elle a posé des notes de guitare liquides sur "La mariée des roseaux" et des choeurs délicats sur le final "Nos âmes à l'abri". Quant à Raphaël, il apporte une grisante touche orientale sur "Les Salines", dont il signe texte et musique.
De blues atmosphériques en folks un peu flingués, ainsi va "En amont", disque posthume crépusculaire et dépouillé, aussi ensorcelant que l'appel d'air d'un fantôme bien-aimé."
Laure Narlian pour France Info.
En amont, l'album posthume d'Alain Bashung, décrypté titre par titre par Olivier Ubertalli :
1. « Immortels »
Une guitare sèche et la voix de Bashung. La musicienne-réalisatrice du disque Édith Fambuena a choisi la simplicité pour cette ouverture. Puis la chanson prend une tournure orchestrale avec ses cordes au loin et l'arrivée d'une rythmique sur ces paroles :« As-tu vu ces lumières ? » Ce titre, écrit par Dominique A., Alain Bashung l'avait écarté au dernier moment de Bleu Pétrole. Peut-être parce qu'il était déjà malade et que sa voix chantant « Immortels » aurait eu des airs trop narcissiques et larmoyants. Dominique A. l'a finalement reprise à son compte quelques mois plus tard sur son album La Musique et c'est aujourd'hui un titre incontournable de son répertoire. Dans cette version Bashung, il flotte un esprit de folk music, un style qui a bercé le chanteur durant sa jeunesse en Alsace puis à Paris. « Immortels » semble de la même veine que « La Nuit je mens » du disque Fantaisie militaire : une chanson majeure. « Je ne t'ai jamais dit, mais nous sommes immortels. Pourquoi es-tu parti avant que je ne l'apprenne ? » À écouter et réécouter.
2. « Ma peau va te plaire »
Un blues qui pourrait avoir été écrit dans les années 1980. Un blues bien noir un peu « new wave » comme Bashung les appréciait. Un tambourin. Un riff de guitare tenace, acide, coupé au scalpel des Stooges avec des guitares tournoyantes et dissonantes à la Pixies. Face à la noirceur, comme en opposition, une voix de crooner qui entonne une rengaine sensible, celle d'une femme qui réclame de la tendresse. L'hymne d'une prostituée. « Je suis femme dont les hommes ont besoin. Je suis cette femme que le pavé a tuée. Je suis cette femme qui ne promet rien. Je suis cette femme qu'on ne prend pas par la main. »
3. « La mariée des roseaux »
Après le réalisme cru du titre précédent, c'est une invitation à la contemplation. Une première respiration dans un « trou de verdure », le « Dormeur du Val » (Rimbaud) de cet ensemble de onze chansons. « Elle viendrait soudain sur ma colline, manger du raisin et ses épines »... Le texte est signé par le chanteur Doriand, qui a travaillé avec Julien Doré, Michel Polnareff, Camilia Jordana, Iggy Pop, Mika et tant d'autres. L'atmosphère du disque se calme avec cette ballade. On imagine une session d'enregistrement nocturne, à 3-4 heures du matin dans un studio. La voix de Bashung s'envole et s'affirme plus mélodique. Quel spleen, quelle envie de pleurer ! Une fin « en fade out » (fondu) et c'est Bashung qui nous quitte. Difficile, dix ans après sa mort, de ne pas être submergé par l'émotion d'avoir perdu un grand de la chanson française.
4. « Elle dit les mêmes mots »
Retour dans une ambiance country, plutôt tendance Johnny Cash. Une chanson écrite par Daniel Darc, ex-membre notamment de Taxi Girl, mort en 2013. Une musique qui avance, qui marche, le pas régulier. La voix de Bashung est grave. « Elle me dit les mêmes mots. Quand la nuit est là, elle s'maquille un peu trop, rajuste ses bas et puis elle s'en va » : on aime les envolées de Bashung sur le refrain. On chante avec lui, comme pour le retenir encore au chaud de nos oreilles.
5. « Les Salines »
Ah, « Les Salines » ! Raphael, le compositeur, a lui-même insisté pour refaire les guitares sur ce titre. Un rythme arabo-andalou, une batterie à l'écoute synthétique, cette voix qui nous conte. Oui, l'un des joyaux que contient ce disque posthume. Avec ce narrateur indirect, cette utilisation de la troisième personne et ces « il dit ». Une belle désinvolture, et cette guitare qui tournoie à la fin jusqu'à plus soif. Magnifique !
6. « Montevideo »
« J'ai mis du vent, j'ai mis du vent sous mon chapeau, j'ai mis du tango sur ma peau. J'ai mis du son, j'ai mis du silence et de l'eau. J'ai mis du sens à tous les mots. » Mickaël Furnon, leader du groupe Mickey 3D, a écrit et composé un poème parfait pour Bashung. Ce dernier nous emmène sous les « cerfs-volants du sud de Montevideo » et monte dans les aigus pour nous faire chavirer. Les arrangements d'Édith Fambuena accompagnent idéalement la progression en procédant par touches de couleurs. On « dérive jusqu'à Rio ».
7. « Les Arcanes »
La guitare modèle « Gretsch Chet Atkins » de Fambuena, réalisatrice de Fantaisie militaire, sans doute le meilleur disque de Bashung, revient sèche, rugueuse. Une basse lourde, une voix nasale. Bashung chante-t-il depuis la salle de bains ou dans les canalisations de notre appartement ? L'atmosphère est inquiétante avec ces bruitages et cordes grinçantes. Il y a un peu du Psychose d'Hitchock si l'on pense au cinéma. Et, bien sûr, cet air inquiétant des chansons d'Hubert-Félix Thiéphaine, pour lequel l'auteur-compositeur des « Arcanes », Arman Méliès, a beaucoup écrit. Il offre de beaux tourments et cette rengaine en boucle : « rien n'est caché ».
8. « Seul le chien »
« Seul le chien se souvient. Seul le chien vous attend. Dommage qu'il vive si peu de temps. » C'est la deuxième chanson de Dominique A. sur cet album avec « Immortels ». Un thème simple et méthodique, avec les guitares de Dominique A. qui semble être resté presque tel qu'il fut gravé vers 2007-2008. Un titre qui laisse moins d'empreintes que d'autres.
9. « Les rêves du vétéran »
L'harmonica d'Édith Fambuena est ici le fil conducteur de ce faux blues composé par Arman Méliès. Un harmonica si cher à Alain Bashung : jeune, on lui avait interdit de toucher au violon familial et il avait reçu un harmonica en guise de cadeau. Ce fut véritablement le premier instrument dont il joua. « Une petite fille court, elle crie. Elle est jolie, doucement je les suis. Elle disait oui, oui merci. J'n'ai pas appris à parler l'ennemi. »
10. « Un beau déluge »
« Je me venge à l'envie d'aller souiller la colombe, d'aller se mouiller sous les trombes. » Pour ce titre écrit par Xavier Plumas, du groupe TueLoup, Alain Bashung prend la guitare et sa voix de crooner. Édith Fambuena y ajoute des ambiances inquiétantes et laisse parfois la voix seule. Encore une chanson qui ne dure que 3 minutes : la parfaite concision.
11. « Nos âmes à l'abri »
Pour ce deuxième titre de Doriand, auteur compositeur qui a écrit pour Julien Doré et Mika, on quitte une certaine rudesse pour retrouver la mélodie. Des murmures. Et des chœurs interprétés par Doriand et Alexis Anerilles sur la voix de Bashung. Une ambiance sidérale. Vraiment un beau final. Comme un au revoir, un dernier au rockeur. Chloé Mons, la veuve du chanteur, a prévenu : il n'y aura pas d'autre album posthume.
Doctus cum libro.