Je viens de terminer une biographie de Pier Paolo Pasolini, écrite par son cousin Nico Naldini.
Ca m'a permis de mieux comprendre beaucoup de choses très énigmatiques pour moi. En particulier ce film qui m'avait saisie d'horreur: "Salo ou les 120 jours de Sodome".
Le 25 mars 75 (6 mois avant sa mort), il avait publié un "auto-entretien" dont voici un extrait:
« …………..Un film « cruel » aurait été directement politique (subversif , anarchiste à cette époque) : donc insincère. Peut-être ai-je senti, un peu prophétiquement, que la chose la plus sincère en époque, était de faire un film sur le sexe dont la jovialité soit une compensation – comme ça l’était en effet – à la répression : phénomène qui allait désormais s’achever à jamais. La tolérance, bientôt, allait rendre le sexe triste et obsessionnel. J’ai évoqué dans la « Trilogie » les fantasmes des personnages de mes films réalistes précédents. Sans aucune dénonciation évidemment, mais avec un amour si violent pour le « temps perdu », que c’était une dénonciation non pas de quelques conditions particulières de l’humanité, mais de tout le présent (permissif forcément).
Maintenant nous sommes dans ce présent d’une façon irréversible : nous y sommes adaptés. Notre mémoire est toujours mauvaise. Nous vivons donc ce qui arrive aujourd’hui, la répression du pouvoir de tolérance qui, de toutes les répressions, est la plus atroce. Il n’y a plus rien de jovial dans le sexe,. Les jeunes sont laids ou désespérés, méchants ou vaincus….
-C’est ça que veut exprimer Salo ?
-Je n’en sais rien. C’est le « vécu ».Bien sûr je ne peux pas en faire abstraction. C’est un état d’esprit. C’est ce que je couve dans mes pensées et que j’endure personnellement. C’est donc peut-être ce que je veux exprimer dans Salo . Le rapport sexuel est un langage (en ce qui me concerne ça a été clair et explicite surtout dans « Théorème ») : or les langages ou systèmes de signes changent. Le langage ou système de signes du sexe a changé en Italie en quelques années, radicalement. Je ne peux être en dehors d’aucune convention linguistique de ma société, y compris la société sexuelle. Le sexe est aujourd’hui l’expression d’une obligation sociale, pas un plaisir contre les obligations sociales. Il en dérive un comportement sexuel justement radicalement différent de celui auquel j’étais habitué. Pour moi le trauma a été (et demeure) presque intolérable.
-En pratique, en ce qui concerne Salo….
-Le sexe dans Salo est une représentation ou une métaphore de la situation : celle que nous vivons en ce moment : le sexe comme obligation et laideur.
-Il me semble comprendre, cependant, que chez vous il y a d’autres intentions, moins intérieures, peut-être, mais plus directes.
-Oui, et c’est là que je veux en venir. Outre la métaphore du rapport sexuel (obligatoire et laid) que la tolérance du pouvoir de consommation nous fait vivre en ce moment, tout le sexe qu’il y a dans Salo (il y en a une quantité énorme) est aussi la métaphore du rapport du pouvoir avec ceux qui lui sont soumis. En d’autres termes, c’est la représentation (si ça se trouve, onirique) de ce que Marx appelle la transformation de l’homme en marchandise : la réduction du corps à l’état de chose (à travers l’exploitation) ?. Le sexe est donc appelé à jouer dans mon film le rôle de métaphore horrible. Tout le contraire de la « Trilogie » (si, dans les sociétés répressives, le sexe était aussi une dérision innocente du pouvoir )……… »
Quelques mois plus tard, le 1er novembre, il répond à un journaliste, Furio Colombo, au cours d'une interview dont il a suggéré le titre: "Nous sommes tous en danger".
"....
- qu'est ce que le pouvoir d'après toi, où est-il, où se tient-il, comment le débusques-tu?
-Le pouvoir est un système d'éducation qui nous partage entre dominés et dominateurs. Mais attention. Un même système d'éducation qui nous forme tous, des classes dirigeantes comme on dit, aux pauvres. Voilà pourquoi tout le monde veut la même chose et se comporte de la même manière. Si j'ai entre les mains un conseil d'administration ou une maneuvre boursière, je m'en sers. Autrement une barre de fer. Et quand je me sers d'une barre de fer, j'use de violence pour arriver à mes fins. Pourquoi est-ce que je veux le pouvoir? Parce qu'on m'a dit que c'est une vertu de le vouloir. J'exerce mon droit-vertu. Je suis un assassin et je suis bon.
...."
Le journaliste lui demande si quelque chose est possible dans cette situation. Pasolini lui réponde qu'il va réfléchir. La nuit tombe, il écrira demain, parce qu'il est plus facile pour lui d'écrire que de parler.
Puis il sort, comme presque toutes les nuits, retrouver "l'enfer" comme il le dit lui-même. Et il est tué pendant la nuit par un garçon de 17 ans, pauvre bien sûr, sur un terrain vague où il avait tourné une de scènes des "Mille et une nuits".
Tout ça me fait bien réfléchir aussi à la question de la sublimation. Il est frappant de voir combien sa passion sexuelle et son admiration pour les garçons pauvres (jeunes paysans frioulants au début, voyous romains ensuite) a nourri sa passion pour les langues (dialectes frioulans, puis argots des banlieues, je mets un pluriels parce qu'il en a étudié de très près les variations) et son oeuvre toute entière.
Le frioulan a été plustôt la langue de la poésie, l'argot celle des romans.