par roland65 » 29 Nov 2017, 19:01
Un commentaire lu sur Amazon, intéressant (même si je ne partage pas tout ce qui est dit) et bien écrit, par un certain "Karl-Johann von Furstemberg" :
"Sacré Gégé ! Longtemps il avait prétendu qu'avaient été "mises au pilon" les bandes de cet étrange oratorio folky baba-cool à reflets médiévalisants, inspiré, dit-on, par une rupture amoureuse, qui était devenu introuvable, sauf en version vinyle (et vendu sur le web à des prix parfois obscènes)...
"Out" le chef-d'oeuvre, et à jamais ! car cet album -qui est sans doute l'un des 10 meilleurs albums de la pop hexagonale- était jugé....mal fichu et impudique selon le censeur impitoyable (et suicidaire) de ses propres oeuvres. Au pilon, vraiment ? On constate à présent, avec cette parution, qu'il n'en était heureusement rien.
Difficile de faire court avec ce "Long Long Chemin" car on pourrait écrire un livre entier sur cette oeuvre vraiment sans-pareille, envoûtante et onirico-dépressive, son "Astral Weeks" à lui si on veut. Il s'agit, avec "La Mort d'Orion", "Y'a une Route", "Matrice", "Lumières" et "Royaume de Siam" d'un des six chefs-d'oeuvre de sa carrière. Ah, j'oubliais un septième chef-d'oeuvre : "2870" un disque extraordinaire du niveau de la grande pop britannique mais aussi sans réel équivalent car marqué par la Manset "touch". Sept opus grandioses dans une carrière, ce n'est pas courant.
Ce disque est exemplaire de ce qu'est l'art de Manset à son meilleur, qui est un art tout à fait paradoxal, fait d'un mélange de maîtrise et de laisser-aller aussi bien dans les textes, où éclairs de génie et maladresses incongrues peuvent se cotoyer (ces fichues rimes "riches" à trois sous dont il abuse) que dans la musique ou des morceaux d'une simplicité mélodique et d'une beauté renversante ("Celui Qui Marche Devant" ou "Donne-Moi") cotoient parfois des mélodies pompeuses et des orchestrations rococo ("Jeanne"). La fameuse "Magie Manset" c'est cela. Manset n'est pas un grand technicien; certes il écrit ses partitions, fait rarissime dans le milieu, mais il orchestre souvent un peu comme un gosse le ferait avec un nouveau jouet merveilleux; ce n'est pas un John Cale. Il compose bien, mais ses morceaux dépassent rarement le schéma majeur/mineur rebattu -ce n'est pas un Lennon/MacCartney... Ces structures d'accord sont toujours émotionnellement efficaces, similaires à celles de la musique traditionnelle occidentale et à ce titre je considère Manset comme un continuateur inconscient de la tradition immémoriale du folklore français, peut-être le plus enraciné des auteurs-compositeurs français: beaucoup de ces chansons sont bâties sur une structure quasi traditionnelle, parfois proche du chant grégorien, avec bien sûr des influences classiques. Manset ce n'est pas du "rock", car le rock français est une absurdité, mais c'est le chant modernisé et sublimé de la vieille terre de France quand bien même elle "s'exotiserait";: d'ailleurs quand il disserte musicalement sur l'Asie, comme dans "Royaume de Siam" ou ailleurs, sa musique n'a rien à voir avec du Peter Gabriel ! A cause du jacobinisme, la chanson française fut castrée, au contraire des anglo-saxons, de la sève des cultures traditionnelles de son terroir, et s'est essentiellement exprimée dans l'esthétique, au mieux, du "music-hall" et au pire dans la "variété" franchouillarde ou des parodies de la pop anglo-saxonne . Manset est peut-être le seul à avoir tenté d'élargir cet horizon confiné avec succès.
Long Long Chemin illustre encore plus qu'"Orion" ce paradoxe Mansetien : les chansons ? Pas des standards. Mais jamais entendues ailleurs. Les paroles ? Je l'ai dit, souvent belles, trop souvent ridicules. Tout cela, cette force/faiblesse de Manset est quintessenciée par le "grand final" : "Jeanne". Voyons les paroles :
"On dit que Jeanne est revenue
Que c’est le démon toute nue
Et devant l’évêque de Meaux
On la condamne à demi-mot"...
On le voit, Manset tire à la rime. Se permet des âneries sans nom (l"évêque de Meaux" !!! ...histoire de rimer avec "mot"...C'est qui ça ? Bossuet qui se la ramène au XVème siècle ???) Et finalement tout, dans ce texte, est du même tonneau; on est en pleine esbroufe de rimes dépourvues de raisons. Sur le sujet de Jeanne d'Arc, il suffit de comparer avec le "Joan of Arc" de Leonard Cohen : il n'y pas photo; Cohen a fait un chef-d'oeuvre de profondeur, il a traité son sujet avec art et subtllité là ou Manset enfile les phrases pseudo visionnaires vides de sens. MAIS POURTANT ça marche : malgré son texte impossible, son orchestration onirico-toc, sa médiocrité par rapport à d'autres morceaux de l'album, cette "Jeanne" conclue le tout de façon cohérente, indubitable. La "Magie Manset" a fait son oeuvre et on ne sait trop pourquoi...A mon sens l'un des grands facteurs du pouvoir d'attraction de ce phénomène inexplicable provient en grande partie de la voix de Manset qui est depuis le début (Manset 68 inclus, quoi qu'il en dise) un vocaliste unique qui possède une voix faite pour chanter des psaumes sous des voûtes sacrées.
D'autres rééditions sont proposées avec celle-ci. On ne saisit plus très bien alors la nécessité (sauf commerciale) d'avoir sorti cette même année le coffret MansetLandia, objet absurde et même scandaleux, qui désavouait cet album-ci !"
Parmi ces rééditions ne figurent hélas toujours pas le "Manset 68", ni "Le Train du Soir", ni "Rien à Raconter" ni"L'Atelier du Crabe" (en versions originales bien sûr), des disques moins brillants que d'autres mais qui ont leur charme et contiennent tous des joyaux. "Royaume de Siam" est réédité en dépit du bon sens, en incluant l'une des rares atrocités composée par Manset, l'ultra léger "Marin' Bar", dont même Philippe Lavil n'aurait peut-être pas voulu...Donc notre Caractériel Chantant s'obstine encore à renier la continuité pourtant plus qu'honorable de sa discographie originale, alors que republier tels quels, avec leur force et leur faiblesse, en les assumant entièrement, tous les albums tels qu'ils étaient ,serait le meilleur témoignage à faire à la postérité du talent inédit de ce songwriter français, souvent comparable au meilleur Neil Young, capable de bâtir une oeuvre mémorable sur ses faiblesses et ses paradoxes.
Manset en voulant sculpter pour la "postérité" sa statue du Commandeur à grands coups de burin factices acceptera peut-être un jour, en rééditant enfin la succession de ses albums sans repentirs, de se restituer à ses fidèles tel qu'il fut et qu'il reste : le grand génie fragile de la chanson française, au parcours sans doute inégal mais surtout inégalé.
Vulnerant omnes, ultima necat