Je vous avais parlé il y a quelques semaines de la similitude entre les positions de l'Encyclopédie des Nuisances et celles de Gérard Manset à propos de la dégradation du langage et de la vie en général. Afin d'illustrer cette similitude, voici un extrait d'un texte de l'EdN intitulé "Abécédaire" publié en 1986 (et qui figure encore aujourd'hui en ouverture de leur catalogue), suivi d'un extrait d'une interview de Manset datant de 1996 :
[...] Certes ce nouvel analphabétisme n'est pas sans présenter certains traits qui semblent l'apparenter à l'ancien : perte de l'orthographe, appauvrissement extrême du vocabulaire et de la syntaxe. Pourtant le langage parlé est dans ce cas également frappé, et il s'agit donc plus profondément d'une
décomposition du langage, à travers laquelle s'abolit cette fameuse distance entre le français parlé et le français écrit, à propos de laquelle on a proféré tant de bêtises, et à partir de laquelle, en la franchissant plus ou moins authentiquement, quelques écrivains (Céline, Queneau, et la suite) se sont facilement fabriqué une douteuse originalité stylistique. La richesse du français parlé, depuis les divers argots jusqu'au simple langage populaire, s'est abîmée dans l'épouvantable
melting pot des jargons journalistiques, technocratiques, publicitaires, etc. On voit là, comme on peut les voir également dans la disparition de la chanson populaire, les effets de la perte de toute autonomie collective par rapport à la marchandise et à l'État.
Les termes pseudo-argotiques lancés chaque saison, loin d'exprimer l'accord d'une communauté en rupture de ban avec la norme sociale, proclament servilement la fausse complicité dans la conformité, dans la familiarité avec la marchandise. Et ils ne se répandent si vite partout, des lycées aux ministères, que parce qu'ils répondent à un besoin forcené d'identification (aux modes spectaculaires, aux rôles permis, à ce qui existe) qui sévit partout. Face aux stéréotypes de l'adhésion, à la langue des slogans, c'est l'utilisation des ressources du langage jadis commun qui prend l'allure d'un argot (au sens du refus), de même que c'est aujourd'hui l'affirmation des intérêts universels de l'humanité qui fait figure de marotte particulière. [...]
Interview de Gérard Manset parue dans
Les Inrockuptibles nº83 du 11 décembre 1996 :
http://www.lesinrocks.com/1996/12/11/mu ... -11233010/Aujourd’hui, vous n’auriez pas sauté aussi facilement ? C’est beaucoup plus pervers, pernicieux. Ce sont des discours que tout le monde s’acharne à vouloir clairs, précis et formateurs, et qui en fait démolissent, démobilisent tout le monde. Tu lis un bouquin de sixième, c’est déjà incompréhensible. Et on nous justifie ça quotidiennement… Je ne comprends pas qu’il n’y ait pas plus de rébellion, que ça ne pète pas partout. Les jeunes n’entendent plus rien. Ils vont à l’Anpe, ils bricolent à droite, à gauche. Ils prennent le pli. Ils ont pas vraiment le choix, et moi je n’ai pas vraiment de solution à mettre à la place. Ça me gênerait pas de jeter les bases d’un système social peut-être totalement utopique, qui condamnerait notamment la notion de profit. Mais ça sous-entendrait que ça soit pris en main par des personnes de bon sens. Et finalement, l’élément qui manque le plus partout, c’est bien le bon sens.
Les temps sont inéluctablement plus durs qu’il y a trente ans ? Inéluctablement. C’est même plus une question de difficulté. Celui qui aurait cette clairvoyance dont je parlais, sa seule envie, ça serait de se tirer. Il va pas jouer ce jeu-là. Il va pas entrer en compétition avec Céline Dion. C’est aussi simple que ça. Le type, il a pas forcément les outils ni les armes, et en plus c’est à ça qu’il est censé se confronter ? Moi, à 20 ans, clairvoyant ou pas, j’avais fourbi ma petite arbalète pour décocher quelques ventes, même si c’était pas intentionnel. Toujours est-il qu’à l’époque, il y avait un barde qui s’appelait par exemple Léo Ferré. Quitte à me casser la gueule, je pouvais, avec une chanson comme Vivent les hommes, me confronter à lui. Enfin, on était dans un registre qui existait déjà. Il y avait encore une poésie, une forme de langue française, de littérature, d’expression. Aujourd’hui, le pauvre mec qui écrirait Vivent les hommes, mais où il va ? C’est le diplodocus, l’australopithèque, ou l’autre, là, qu’on a découvert dans les glaces après des millions d’années… On peut toujours se pencher sur le carbone 14 pour analyser l’affaire. Mais le mec qui a 20 ans aujourd’hui, bonjour le moral qu’il peut avoir…