Dominique A a baptisé une de ses chansons d’après son nom, mais Manset ne l’a jamais entendue. « Et la musique l’horreur tu te souviens maman/ Il ne supportait pas sauf quand c’était Manset/ Tu savais que papa il écoutait Manset/ Il se passait les disques que tu avais laissés/ Ça m’étonne pas de lui qu’il t’en ait pas parlé/ Il imagine son père qui écoute Lumières. » « Elle est bien ? » demande l’intéressé. Elle l’est, oui. Dominique A fait partie des nombreux chanteurs français sur lesquels Manset a exercé une influence ¬considérable.
Sans jamais devenir un artiste grand public, le mystérieux septuagénaire a bâti une œuvre parmi les plus impressionnantes de la scène d’ici. La voici aujourd’hui consignée au sein d’un superbe coffret de 19 CD, Mansetlandia. Une somme vertigineuse qui donne la mesure de la singularité d’une production bâtie en marge. « La justification de ce coffret réside dans le fait qu’il fallait remettre tout le catalogue à plat. » À l’exception des trois ou quatre derniers albums, la discographie de Manset n’était plus disponible en vinyle ni en CD, et encore moins en téléchargement ou en streaming, usages auquel l’auteur a longtemps été opposé. « En prenant le métro, j’ai remarqué tous ces jeunes qui écoutent de la musique au casque sur leur smartphone. Ils ne sont pas si différents de ceux qui écoutaient les vinyles sur leur Tepaz dans leur chambre de bonne autrefois », remarque l’artiste. Leur dénominateur commun : ces auditeurs sont aussi isolés qu’attentifs.
C’est la première fois que l’on peut contempler plus de quarante-cinq ans de mutations du style Manset. « Je ne suis pas mécontent de tout montrer à la fois, concède-t-il. En fabriquant ce coffret, je me suis aperçu que chaque album correspond à une tranche très précise de ma vie. C’était à la fois émoustillant et jubilatoire. Réentendre Matrice et Revivre, c’est revoir cinq années de ma vie, par exemple. » Les complétistes frustrés de ne pas retrouver certaines de leurs chansons préférées - Mansetlandia ne constitue pas une intégrale stricto sensu - seront ravis de découvrir plusieurs inédits piochés au gré d’un parcours exceptionnel.
Manset reconnaît lui-même que sa trajectoire serait inaccessible à un débutant aujourd’hui. « Si j’avais 25 ans, il faudrait déjà que j’aie un peu plus de talent que j’en avais quand j’ai commencé. » Cet homme qui n’a jamais donné un seul concert de sa vie avoue aussi qu’il miserait tout sur la scène, si c’était à refaire. « J’aurais commencé à tourner à 15 ou 16 ans, je serais né avec ça », précise-t-il. À défaut, Manset, dont le premier morceau, Animal on est mal, est sorti en mai 1968, a fait figure d’ovni au royaume de Cloclo et Dalida.
Mais la grande satisfaction de cet artiste exigeant et intransigeant est d’avoir pu faire passer des textes très écrits et des thèmes ardus à une époque où le public était nettement moins sollicité qu’aujourd’hui. « J’ai commencé à faire ce travail à une époque où les gens avaient du temps libre pour écouter de la musique. Cette période a duré jusqu’à Revivre (en 1991, NDLR). » Comme l’album Matrice, qui l’a précédé de deux ans, Revivre a été un des derniers disques de Manset à être découvert par les non-initiés. « Désormais, tout est devenu épouvantablement compliqué », affirme Manset, conscient de sa transformation, sans le vouloir, en chanteur « pour initiés » au fil des années. On peut aussi dire culte, malgré les chansons qu’il a signées pour des chanteurs ou groupes aussi populaires qu’Indochine, Julien Clerc ou Alain Bashung. « Je crois que je vais arrêter d’écrire pour les autres, explique-t-il pourtant. La dernière fois, j’ai offert une chanson à Johnny, qui ne l’a pas enregistrée. »
Manset fait partie de ceux qui se sont réjouis à l’annonce de la remise du prix Nobel de littérature à Bob Dylan. « Je suis ravi, je trouve ça magnifique et légitime, dit-il. Mais il n’y aura jamais de Nobel en chanson française, ni en Suède, ni en Suisse, ni au Venezuela, d’ailleurs. La suprématie de la langue anglaise est définitive. Cette dimension internationale donne des ailes au rocker sorti du fin fond de l’Indiana, qui peut utiliser ce véhicule pour aller jusqu’à Nairobi ou à Djakarta. Nous, au mieux, c’est Moulins ou Chartres. C’est désolant, mais on pédale dans le vide. »
Olivier Nuc