Lionel a écrit:'ai adoré ce passage: la fille crucifiée en train de souffrir le martyre (y'a pas d'autres mots) et le gars qui lui conseille - en toute préciosité - d'embrasser la pensée stoïcienne. C'est franchement plein d'humour (noir, certes).
Voici le passage complet, encore plus drôle mais cruel, car l'esclave crucifiée, dénoncée par sa soeur, n'est peut-être et probablement pas coupable du vol d'un précieux miroir...
"Après un instant de recueillement, Phrasilas toussa quelque peu, mit sa main droite dans sa main gauche,
leva la tête, haussa les sourcils et s'approcha de la crucifiée que secouait sans interruption un tremblement
épouvantable.
"Bien que je sois, lui dit−il, en maintes circonstances, opposé aux théories qui veulent se dire absolues,
je ne saurais méconnaître que tu gagnerais, dans la conjoncture où tu te trouves surprise, à être familiarisée
d'une façon plus sérieuse avec les maximes stoïciennes. Zénon, qui ne semble pas avoir eu en toutes choses
un esprit exempt d'erreur, nous a laissé quelques sophismes sans grande portée générale, mais dont tu
pourrais tirer profit dans le dessein particulier de calmer tes derniers moments.
"La douleur, disait−il, est un mot vide de sens, puisque notre volonté surpasse les imperfections de notre
corps périssable. Il est vrai que Zénon mourut à quatre−vingt−dix−huit ans, sans avoir eu, disent les
biographes, aucune maladie même légère ; mais ce n'est pas une objection dont on puisse arguer contre lui,
car du fait qu'il sut garder une santé inaltérable, nous ne pouvons conclure logiquement qu'il eût manqué de
caractère s'il se fût trouvé malade.
"D'ailleurs ce serait un abus que d'astreindre les philosophes à pratiquer
personnellement les règles de vie qu'ils proposent, et à cultiver sans répit les vertus qu'ils jugent supérieures.
Bref, et pour ne pas développer outre mesure un discours qui risquerait de durer plus que toi−même,
efforce−toi d'élever ton âme, autant qu'il est en elle, ma chère, au−dessus de tes souffrances physiques.
Quelque tristes, quelque cruelles que tu les puisses ressentir, je te prie d'être persuadée que j'y prends une part
véritable.
"Elles touchent à leur fin ; prends patience, oublie.
"Entre les diverses doctrines qui nous attribuent l'immortalité, voici l'heure où tu peux choisir celle qui
endormira le mieux ton regret de disparaître. Si elles disent vrai, tu auras éclairé même les affres du passage.
Si elles mentent, que t'importe ? Tu ne sauras jamais que tu t'es trompée."
Ayant parlé ainsi, Phrasilas rajusta le pli de son vêtement sur l'épaule et s'esquiva, d'un pas troublé."
Pierre Louÿs, Aphrodite, moeurs antiques, Livre troisième, chapitre IV